Traversée des Aiguilles du Diable – Mont Blanc du Tacul – 13/06/2022
Les aiguilles du Diable forment une intimidante arête à l’aspect tourmenté. Elles règnent sur le cirque maudit de part leur verticalité et leur discontinuité. Ces cinq tours de granit orange semblent avoir été posées là sporadiquement, chaotiquement, mais fièrement. Il est difficile de s’imaginer qu’il existe une voie les traversant intégralement. Elles regorgent d’anfractuosités et de lignes de fuite; l’ambiance haute montagne est assurément là. C’est une longue course se déroulant au delà de la barre symbolique des 4000 mètres.
Au vu de l’altitude et de notre manque d’acclimatation nous avons décidé de partir le matin de la veille et de traverser la vallée blanche en guise d’échauffement. Cela nous a permis de passer au pied de l’attaque et de scruter les conditions du couloir d’accès. Nous avons ensuite rejoins le refuge Torino pour roupiller et topoter une dernière fois.
Le réveil sonne, il est 2h. Il n’y a que nous dans le réfectoire du refuge, nous serons donc à priori seuls aujourd’hui. Nous parcourons tranquillement le cirque maudit, on arrive au pied du couloir et on le remonte à corde tendue. Les conditions de regel sont bonnes mais il n’y a pas de trace; un moment de doute s’installe, l’arrête n’a pas été parcourue depuis les dernières chutes de neige. Nous arrivons sans soucis au col du Diable en même temps que les premiers rayons du soleil, c’est somptueux. Une tempête de couleurs chaudes remplit le ciel. Nous nous arrêtons quelques instants pour boire et manger. Toutes nos craintes et nos indéterminations disparaissent. Une incroyable sensation de domination sur la vallée et un sentiment d’inatteignabilité se sont saisis de moi. Toutefois, à l’image du soleil, tout ce qui prend de la hauteur doit redescendre à un moment donné. Alors on se reconcentre et on attaque la première aiguille : la Corne du Diable. L’escalade débute, grimper en grosse est un peu déroutant mais on s’y habitue rapidement. Le rocher est froid, les doigts brulent, un terrible onglet me prend. Je fais relais au sommet et j’assure dans la douleur Antoine qui me rejoint. On descend en rappel et rebelote. Les tours s’enchaînent tant bien que mal. Nous sommes beaucoup ralentis par les corniches de neige qui séparent les aiguilles. Ce sont des passages vraiment délicats, non tracés, où l’assurage est difficile voir impossible. En tirant un rappel, la corde se bloque plus bas dans la face; nous perdons une petite heure pour la libérer. Malgré ces imprévus, la course se passe bien, nous tenons l’horaire mais elle nous demande de gros efforts de concentration.
Un moment m’a particulièrement marqué. J’étais seul au sommet de la pointe Médiane, Antoine grimpait plus bas. J’étais seul, pas de vent, un temps calme, un grand ciel bleu. Devant moi se dressait l’immense face Est du Mont Blanc; quelle puissance. Je me sentais chanceux, content d’être là, minuscule face à ce monstre rongé par les séracs. C’est curieux quand même, quelques heures plus tôt un profond sentiment de domination me prenait, et puis là, la sensation diamétralement opposée. C’est certainement cela que l’on recherche en montagne; la surprise, l’étonnement . Et je réfléchissais, perché sur ce monolithe, le temps s’était bizarrement arrêté, loin du bruit et du chaos humain. Paradoxalement, ces aiguilles torturées par le vent, les eaux et les glaciers, étaient plus harmonieuses que n’importe quelle activité, construction ou organisation humaine. Toutefois, ces aiguilles aussi, comme n’importe quel être humain s’effondreront, consumées par le temps.
Antoine me rejoint, je sors de ma petite bulle, on repart. Juste avant d’entamer l’ascension de la dernière aiguille, L’Isolée, une cordée de deux guides chamoniards nous rattrape. Nous sommes stupéfaits face à leur grande aisance et leur vitesse dans ce milieu hostile. Nous écoutons leurs sages conseils pour la fin.
Le temps se couvre et la visibilité diminue. La fatigue et l’altitude se font sentir. La lucidité est un peu diminuée. On reste soudés et on procède doucement sur la fin en terrain fragile et accidentogène. Et c’est le sommet! Beaucoup d’émotions et de satisfactions nous comblent. Un rayon de soleil transperce les nuages, c’est la joie. On redescend avec méfiance la face nord du Tacul. Nous rejoignons le refuge des Cosmiques où nous savourons le succès autour d’un bon repas.
Luca